Isaak | Working class jewel

“Toutes mes condoléances.”

Depuis ce matin, il ne compte plus le nombre de fois où il a entendu cette phrase. En anglais. En ukrainien. En russe. Remplie de larmes. Remplie d’un chagrin mesurable. D’une froideur incroyable. Il déteste cette phrase. Il ne veut plus jamais l’entendre de sa courte vie. Cette phrase, ce n’est pas sa mère. Non, ce n’est pas digne de ce bout de femme qui a coloré les neufs premières années de sa vie. On dit que c’était un bout de femme heureux, qui aimait terriblement la vie parce qu’elle lui avait donné un amour des plus purs et un fils qui dépassait ses attentes. Dans les discours qui ont suivi la descente de son corps, on avait entendu mille-et-uns souvenirs de cette jeune femme. Elle avait 2 ans quand ses pieds avaient foulé le sol américain, fille d’un immigré qui ne se voyait pas l’élever sous le régime stalinien. On l’avait vu grandir, s’adapter, s’épanouir, devenir quelqu’un. Tout le monde avait une anecdote à partager, un fou rire à se remémorer. Isaak, lui, il se souvient surtout de la douceur de ses mains dans ses cheveux, le soir, quand elle venait le bercer. De la profondeur de sa voix quand elle lui racontait les contes de leurs racines, les chants de leur contrée. Des regards remplis d’amour qu’elle posait sur son père et sur lui, comme s’ils étaient les huitièmes merveilles du monde. De l’inquiétude et des recommandations quand il se produisait des petites choses bizarres autour de lui, sans pour autant le rejeter. C’était tout ce qu’il garderait d’elle : des souvenirs d’un début d’enfance, un châle bleu clair fleuri et un Tarot hérité de mère en fille.
On lui demande s’il veut dire quelques mots. Il refuse d’un hochement de tête. Il n’en est pas capable, les larmes ravalées tant bien que mal dans le fond de sa gorge. Non, à cette heure-ci, il n’était pas censé être ici, debout, dans un costume bien trop sombre trouvé en urgence, aux côtés de son père. Non, il était censé être en train de préparer avec sa mère les pancakes du déjeuner. Ils mangeaient toujours des pancakes le samedi matin, avant que son père parte à l’usine. A la place, Isaak est là, debout dans le froid de Novembre. La main paternelle posée sur son épaule lui semble lourde. Ses doigts semblent la meurtrir à chaque condoléance. Lui aussi ne semble pouvoir le supporter. Mais le gamin reste fort, ne montre pas l’inconfort. Par amour pour son père, désormais sa seule famille.

 “On est seuls désormais, Isaak. Seuls.”

C’était ce qu’il lui avait dit, lorsque tout le monde était parti. Il lui avait menti. Ils n’étaient pas seuls. Non, il étaiit seul. Tout seul. Livré à lui-même. Dès l’enterrement, son père s’était réfugié dans l’alcool. Une cuite perpétuelle depuis ce matin horrible. Isaak avait dû apprendre à se débrouiller seul pour se nourrir, aller à l’école. Survivre. Son père n’était plus en état de travailler. Ils vivaient sur son chômage, sur les aides sociales. Quand on voulait parler à son père de ses dernières bêtises, il lui inventait des dizaines d’excuses.Ils ne voyaient plus personne. Tous les amis de ses parents avaient fui - ou son père les avait-il envoyé voir ailleurs ? Tout ce qu’il sait, c’est qu’il est seul. Seul avec un père absent mentalement. Seul à devoir veiller qu’il n’arrive rien à un vieil alcoolique.

“Ludmilla, c’est toi ?
- Non Papa, c’est moi, Isaak. Quelqu’un veut te voir.”

Il regarde avec curiosité la personne présente dans leur salon. Il a un peu peur qu’il s’agisse d’une personne des services sociaux. Il n’a pas envie de finir en foyer. Qui prendra soin de son père, s’il s’en va ? Il prépare déjà son argumentaire. Oui, son père ne le reconnait pas souvent, pensant voir sa mère mais c’est parce qu’ils se ressemblent énormément. Non, il n’a jamais été violent. Il est juste triste. Non, ils n’ont pas d’autres familles mais ce n’est pas nécessaire, il prend soin de lui quand même. Il n’avouera jamais la déception qui pointe dans la voix paternelle quand il réalise que non, ce n’est pas sa femme. Juste son fils. Son fils chétif et bizarre dont il ne sait que faire. Mais la femme se présente comme la directrice d’une école de magie. Parce qu’il est sorcier et qu’il a de nombreuses choses à apprendre. Parce qu’il existe de nombreux gamins comme lui. Son père ne s’y oppose pas. C’est presque avec soulagement qu’il accepte. Enfin débarrassé du freak. Isaak attrape la femme dans le couloir et proteste. Elle a bien vu l’état de son père, il ne peut pas le laisser seul. Qui va vérifier qu’il respire toujours ? Si c’est une simple sieste ou un coma éthylique ? Elle le toise sans un mot, sans ciller et lui souhaite une bonne rentrée en Septembre. Il s’effondre dans le couloir, sans autre choix. Il doit y aller.

“Bienvenuez chez les Pukwudgie, ta deuxième famille.”

Les premières semaines avaient été bien difficiles. Il avait hurlé, râlé, pleuré. Il n’avait aucune envie d’être là. Il voulait être chez lui, à Chicago. Mais Isaak doit bien l’admettre, les gens qui composaient sa Maison sont devenus sa deuxième famille. La plupart s’assurèrent que le gamin qu’il était se sente bien entre les murs de Ilvemorny. Une fois ses crises passées, il se montra charmant et se lia d’amitié avec des personnes de tout horizon. Il n’est plus vraiment seul, même s’il refuse toujours de s’ouvrir. Il court, il rit, il s’attire des ennuis. Il apprend, réalise bien des choses sur lui. Il parle pour la première fois des rêves qui peuplent ces nuits, comprend leur portée prophétique. Il semble récupérer un semblant d’intérêt pour le monde qui l’entoure sans pour autant que cela soit marquant. C’est un élève moyen, fort dissipé avec des capacités. Peut-être s’assagira-t-il un jour.

“Merci Madame Rutherford de m’héberger pour les deux prochaines semaines. C’est très gentil, vous n’êtes pas obligée.”

Il avait bien fini par se faire des amis, certains plus proches que d’autres. Et le plus proche de tous, c’était Kieran. Ils s’étaient rencontrés via un ami commun au début de leur scolarité et le courant était passé. La confiance s’était installée, doucement, et les passés échangés. C’était sans doute pour ça qu’il avait commencé à recevoir des invitations pour y passer une partie de l’été, des cadeaux à Noël, presque sa propre chambre chez eux. Rarement l’un sans l’autre. Un apaisement dans les moments difficiles. Il n’était plus seul. Il n’est plus seul. Les années passent et les sentiments se transforment. Il a 15 ans et un crush terrible sur son meilleur ami. Mais il sait que cela ne sera jamais possible parce qu’Isaak est Isaak et personne ne voudrait de lui. Alors il mord sur sa chique, profite de chaque instant, béni le ciel de lui avoir accordé cette amitié. Aucune relation ne dure, tous l’abandonne en lui disant que c’était clair qu’il ne les aimait pas. Il est plus calme, même s’il reste toujours aussi fougueux. Ils s’épaulent, se soutiennent, aveugles. Surtout lui, malgré les dires des autres.

“C’est pas possible Isaak. Me fais pas croire que tu arrives à vivre seul quand ton dernier repas c’était hier et que c’était des céréales avec de la vodka. Viens vivre avec moi.”

Il avait fini par comprendre. Comprendre que c’était réciproque. Comprendre la sérénade que Kieran lui chantait, tant bien que mal. Comprendre que les attentions dont il bénéficiait n’étaient pas destinées à tous leurs amis. Qu’il était le seul. Un jour la pièce tombe et il se lance, maladroitement. Ça dure, ça survit à leur diplôme. Chacun se lance dans la vie dans sa ville natale. Kieran proche de sa mère, Isaak proche de son père. Il ne sait pas quoi faire de sa vie. Il n'a pas envie d'être quelqu'un d'important, de jouer en politique, de sauver des vies. Il aimerait vivre de son art, de ce talent qu'il a travaillé avec acharnement pendant des années mais il n'est pas certain d'y arriver. Alors, il prend les petits boulots sans qualifications, qui lui permettent de subvenir à ses besoins sans dépendre de son père. Les deux jeunes hommes continuaient à se voir, l'un transplanant chez l'autre et vice-versa. Puis la proposition était tombée et il avait accepté. Il avait pris ses affaires, emménagé à San Francisco, trouvé un autre poste de vendeur en librairie. Il transplanait une fois par mois à Chicago, s'assurer que tout va bien.

"Je vais venir moins souvent, Papa. On part en Irlande, poursuivre des études. Je repasse quand je peux
- C'est ça, abandonne ton père, Isaak. Mais sache une chose : toi aussi, tu finiras seul. Comme moi, dont tu te moques. Tu crois que je la vois pas, la haine, dans tes yeux."

Cela sonne presque comme une malédiction et lui glace le sang. S'il ne savait pas son père moldu, il s'inquiéterait. Quand Kieran lui avait parlé de ces cursus en Irlande, il avait hésité. Hésité à tout laisser tomber. Il s'était demandé s'il se sentait capable de vivre seul, dans leur appartement. De lui rendre visite une fois par mois, quand c'était possible. Bien évidemment que non. Il ne pouvait pas, pouvait plus. Mais il avait hésité pour son père. Ce père qu'il haïssait, il avait raison. Il avait peur de l'image qu'il lui renvoyait, celle d'un homme morne et aigri. Peur que ses visions lui confirment un jour que ce sera son destin. Mais il ne relève pas, se contente de continuer à boire son café, de contempler l'endroit de son enfance, tout aussi défraichi que dans ses souvenirs. Il éclaterait plus tard. Ou jamais. Il partirait en Irlande, avec Kieran, tenter d'avoir un avenir. Tenter d'être un peu plus qu'un vendeur en librairie, pour lui offrir une meilleure vie. Pour que ce dernier se consacre à ses rêves sans s’inquiéter pour lui.