Mauvaise foi nocturne [Lyuba]

Longue journée. L’arrivée en train dans la vieille gare d’Oranmore, la découverte de l’université, l’anglais toute la journée. Mila se demande ce qu’elle fait là, clairement. On lui a dit qu’il y avait des problèmes avec la magie ici, des phénomènes inexpliqués, un cursus transversal entre la magie et les connaissances moldues. Tout ce qu’elle voit pour l’instant, c’est une ville banale peuplée de gens pas intéressants. Alors elle prend la seule bonne décision, une habitude presque quotidienne depuis des années. L’Olde Brewery n’a cependant rien à voir avec les bouis-bouis miteux du fin fond de la Sibérie. Ici, les verres sont d’une propreté impeccable, le bois est faussement abimé et, surtout, on ne manque pas de perdre une chaussure à chaque pas à cause d’un sol collant pas lavé depuis des années. Mais bon, y a pas de vodka ici. Parce que l’Absolut, c’est suédois donc ça compte pas, ça vient pas d’un pays d’ex-URSS. Heureusement, Mila a quelques bouteilles en réserve dans ses bagages, notamment cette vodka ambrée trouvée au fin fond d’une île sur le lac Baïkal. Elle se donne un mois pour l’entamer, quand elle se dira qu’elle a vraiment fait une connerie en venant jusqu’ici.

« Une bière, please. » Histoire de bien s’habituer au pays. Elle prendrait sûrement un whisky ensuite, histoire de tester ce qu’ils appellent de l’alcool fort ici. Ça lui ferait peut-être oublié que la seule personne avec qui elle avait un peu discuté aujourd’hui était un américain frisé. Qui lui a parlé en russe, certes, mais qui semble être Monsieur Parfait – ce que Milana ne supporte pas. Elle préfère les gens un peu perdus, elle se sent moins seule comme ça. Comme ce vieux moldu à moitié affalé sur le comptoir à côté d’elle. Elle a appris à les connaître, les types qui traînent dans les bars plus que chez eux. Celui-là a l’air de sortir du travail qu’il exerce depuis cinquante ans, à se tuer à la tâche sans voir grandir ses enfants, et qui déprime maintenant d’être seul depuis que sa femme est partie. Première gorgée de la Guinness, et le ventre gargouille. Elle apostrophe le serveur : « J’vais prendre des frites aussi. » Ses amis de l’autre bout du monde se moqueraient d’elle, manger c’est tricher, mais ici y a personne pour jouer avec elle et lui dire qu’elle ne respecte pas les règles. Elle se sent un peu seule ici, surtout maintenant que le vieux moldu s’est mis à ronfler.

Et puis finalement, quelqu’un s’installe sur le siège à sa droite. Mila n’y fait pas trop attention, y a plus intéressant devant elle puisque son assiette de frites vient d’arriver. Jusqu’à ce qu’elle entende une voix qu’elle connaît trop bien, et surtout qu’elle n’a pas entendu depuis des années. Elle en fait tomber sa frite, et c’est pas bien de gâcher la nourriture. « Putain mais Lyuba qu’est-ce que tu fous là ? » Ça fait peut-être bien six ans qu’elles se sont pas vues, et pourtant la brune n’a jamais vraiment quitté l’esprit – et les cauchemars – de Milana. Et voilà qu’elle était là, bien vivante face à elle, sûrement sur le point de lui voler des frites comme elle lui avait volé son père il y a des années.

Balade nez en l'air, main dans la poche, autre main tenant une pomme parce que c'est l'heure du goûter. Elle mord dedans à intervalle régulier. Le soleil disparaît déjà et ça lui fait froncer les sourcils. Jamais elle n'aurait cru un jour devoir de nouveau passer ses journées enfermées. Foutu Anatoli qui lui a fait juré d'obtenir un diplôme avant de pouvoir passer sa vie peinarde à faire... N'importe quoi principalement. Donc rien qui ne nécessite un diplôme. Puis c'est fatiguant tous ces gens qui pensent en anglais autour d'elle, ça fait bruit de fond désagréable, ça l'empêche de se concentrer sur les choses réellement importantes du style la forme des nuages. Elle shoote dans un caillou, il va vers la gauche, alors elle prend à gauche. Les visites au hasard, il n'y a que ça de vrai. Surtout lorsque le hasard conduit toujours dans un bar.

Elle pousse la porte, coup d'oeil à droite, coup d'oeil à gauche, oeil surpris lorsqu'il s'arrête sur une chevelure blonde qui lui rappelle un truc. Wow, elle fout quoi là Mendel junior ? Elle se faufile jusqu'à elle, pose ses fesses sur le tabouret à côté. "De la bière, vraiment ?" qu'elle s'exclame en russe. Effet de surprise réussi vu comment l'autre fait tomber sa frite comme une demeurée. Sourire moqueur jusqu'aux oreilles. "Bah... J'étudie." En détachant bien toutes les syllabes. E-tu-di-er voilà un concept qui lui n'est jamais associé. Grand sourire, piquage dans les frites sans aucune gêne, légère grimace. "T'aurais pu prendre des potatoes, c'est meilleur. Puis d'la mayo avec." Faut tout lui dire à Mila, à croire que son père lui a rien appris. "Et toi ? Qu'est-ce que tu fais là ?" C'est Anatoli qui l'a envoyée ici elle aussi ? Ça sent le traquenard à plein nez cette histoire. Elle reprend trois frites pour s'aider à penser.